• A corps perdu ...

    Par Jean-Luc Porquet

    Dans le monde qui nous pend au nez, plus un individu sera riche, plus il pourra rester en bonne santé. Et plus il repoussera loin l’échéance de la mort. Et plus il restera jeune longtemps, car il trafiquera son corps de manière à combattre la dégénérescence liée au vieillissement. Formidable, non ?

     Dans un récent rapport, « la bioéconomie à l’horizon 2030 », l’OCDE, l’organisme qui indique aux pays développés la direction de l’avenir radieux du libre-échangisme, désigne la médecine régénératrice comme un des miracles sonnants et trébuchants à venir. Fondée sur l’exploitation et la manipulation technoscientifique du vivant, la bioéconomie constitue, promis-juré, le grand gisement de la croissance de demain. Bien sûr, pour cela il faudra du matos, des gènes, des gamètes, des cellules, des ovules, des tissus, des organes, des embryons… Mais ça se trouve facilement, comme le montre la sociologue québécoise Cécile Lafontaine dans un solide et passionnant ouvrage [1]

    Et de rappeler l’histoire d’Henrietta Lacks, cette jeune femme noire américaine descendante d’une famille d’esclaves, morte en 1951 d’un cancer de l’utérus, et dont un biologiste avait réussi à faire dériver, à partir d’un prélèvement de ses cellules cancéreuses, une importante lignée cellulaire. Congelées et expédiées en masse dans les laboratoires du monde entier, ses cellules reproduites à l’infini ont notamment permis de mettre au point un vaccin contre la poliomyélite, tandis que certaines ont été l’objet d’hybridation avec des cellules animales, et que d’autres ont été envoyées dans l’espace… Bien sûr, Henrietta Lacks n’était pas au courant, et c’est par hasard qu’une vingtaine d’années après sa mort ses enfants ont appris la nouvelle, sans que ses cellules, exploitées pour le plus grand profit de la médecine et des labos, ne leur rapportent jamais un seul dollar.

    Le corps humain vu comme un fabuleux gisement de profit. Et gratis, en plus. Car, depuis 1980, la loi américaine permet de breveter le vivant sans que le patient ait son mot à dire. Ainsi, le tribunal suprême de Californie jugea, en 1990, qu’il était normal que les brevets pris sur les cellules de la rate de John Moore rapportent des profits aux cliniciens, aux chercheurs, aux universités, aux entreprises, et pas à lui. Et ce, en arguant que la dignité interdit à tout un chacun de commercialiser son propre corps…

    « Phase ultime du capitalisme globalisé », la bioéconomie s’annonce donc follement juteuse : les biobanques de sang de cordon ombilical aux embryons surnuméraires, en passant par les entreprises, telle la société Cryo-Cell, qui propose aux femmes de faire congeler leur sang menstruel pour le cas où elles auraient à en utiliser les cellules souches afin de s’auto-régénérer, il y a de quoi faire ! Mais cette promesse de santé parfaite en cache une autre, qui consiste à « faire croire que la vie individuelle peut s’épanouir en dehors du lien social qui lie les corps les uns aux autres ».

    En effet, si l’on n’y prend garde, ce sera chacun sa peau, chacun sa pomme, chacun son génome, et, forcément, à bas la Sécu !

    Le Canard Enchaîné N° 4883 du 28 mai 2014

    1] « Le corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’air de la bioéconomie » Seuil, 270 pages, 21,50 euros

    A corps perdu ...


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